top of page

Troupeau de marguerites

Pour le plaisir, une photo et une historiette qui s'en inspire. Parce que je trouve la vie des choses fascinante.

quotidennes-3675.jpg

Troupeau de marguerites

Judith, la marguerite, flottait dans un reste de sommeil. Elle sentait le réveil venir, mais pas tout à fait encore. La rosée sur ses pétales la baignait d’aise, comme la tiédeur des premiers rayons du soleil. Elle entrouvrit l’œil : sa voisine lissait déjà ses pétales. Dans le jardin d’en face, la queue enroulée autour de ses pattes, le chat était engagé dans la même voluptueuse activité. Elle aurait aimé avoir des oreilles petites et douces comme lui pour entendre le chant des oiseaux. Une brise légère venue de la mer vint sécher la rosée, c’était l’heure de sortir de sa torpeur. Elle étira une feuille, puis deux, ouvrit grand son œil jaune et battit délicatement des pétales. Elle se pencha de tout son long pour aller réveiller sa sœur Berthe, toujours la dernière à émerger et la première à se faire réprimander. Ce matin-là cependant, le troupeau allait échapper à l’inspection matinale de l’ainée, toute perchée au bout de sa grande tige qu’elle fut.

Des tremblements secouèrent la terre, annonçant le premier humain sur le chemin. A cette heure-ci, l’ainée le leur avait assez répété pour les rassurer, seulement des pêcheurs passaient. Et qu’avaient-ils à faire des petites marguerites sauvages ? Mais on n’était à l’abri de rien, ça pouvait être, aussi bien, quelqu’un qui sortait du gros bâtiment au bout de la rue, celui qui toutes les nuits grondait dans la terre. Et là, le besoin pressant d’un mâle, la sensiblerie soudaine d’une femelle pouvaient annoncer une fin peu glorieuse, par noyade ou décapitation. Chaque fleur, vite, vite, éteignit ses couleurs et baissa la tête, afin de ne pas attirer l’attention de l’humain, mâle ou femelle, qui arrivait là.

On vit alors s’approcher de grosses bottes vertes. Un soupir de soulagement, discret et collectif, se fondit dans la brise. Un pêcheur. Qui s’avançait gaillardement, sans trop tanguer. Peut-être s’exerçait-il en prévision du roulis de sa barque? Il avança encore un peu, ralentit, le soupir se figea au bord de chaque pétale: l’homme portait la main à sa braguette. Les pétales tremblèrent. L’homme se gratta l’aine, et s’agenouilla. Sa main s’avança. Au moins, se dit Judith, seule l’une d’entre nous mourra ce matin. La main s’ouvrit, se rapprocha. Elle avait dû mal s’éteindre à nouveau. Elle sentait les fines veines de rose qui coloraient encore ses pétales. Un doigt, léger comme une abeille, vint caresser l’un d’eux, la faisant frémir sur sa tige. Un sourire s’épanouit sur le visage du jeune pêcheur. Il se releva d’un mouvement souple et un peu trop penché, puis s’éloigna, ses pas plus légers sur la terre, puis sur le sable.

 
A l'affiche
Billets récents
Search By Tags
bottom of page